Le soleil
était déjà haut dans le ciel quand le roi convoqua tous ses chevaliers. Nous
fûmes réunis dans la Grande Salle, pièce gigantesque aux vastes voûtes, aux
imposants piliers, aux fenêtres immenses qui laissaient abondamment les rayons
du soleil descendre en cascades de lumière sur les lourdes dalles faites
d’authentiques écailles de dragon. Le roi, majestueusement assis sur son trône
à roulette (suite à un accident de chasse malencontreux, le roi s’était vu
privé de l’usage de ses jambes), était entouré des ses plus vaillants
chevaliers. N’ayant pas encore eu l’occasion de prouver ma bravoure, je ne
pouvais prétendre faire partie de ce cercle fermé, dont je ne peux m’empêcher
de citer les plus renommés. Il y avait donc là Bovin, le plus âgé des
chevaliers, presque aussi vieux que le roi, pour qui il avait accompli nombre
d’exploits, gagné d’innombrables batailles, et aussi achevé une quête ou
deux. A côté de lui se tenait Javelot, le plus impétueux des chevaliers, puis
venaient Pairdechval, le plus jeune des chevaliers, Marmelade, le plus pur,
Sacrebleu, le plus mystérieux, et Savon, le plus propre des chevaliers. A la
droite du roi se trouvait, digne et la tête haute, courbé sous le poids
vénérable des années, Merlan, le vieil enchanteur, qui avait toujours conseillé
le roi, et dont l’existence semblait remonter à la nuit des temps.
Le roi toussa
un peu pour réclamer le silence.
-Mes braves
chevaliers, dit-il, je n’irai pas par quatre chemins : l’heure est grave.
Un murmure
monta de la salle, vite étouffé par le regard sévère de Merlan.
-Holi Wood,
cet odieux tyran avec qui nous avions pourtant signé un pacte de non agression,
vient de lancer ses terribles armées à l’assaut du royaume. Nous venons
d’apprendre que la forteresse de l’Ouest est tombée, et la situation au Nord
n’est guère enviable.
L’assemblée
s’agita. Le roi toussa à nouveau pour faire revenir le calme, mais il fut pris
d’une violente quinte. Bovin lui donna alors de légères tapes dans le dos, ce
qui eut pour effet de calmer la quinte et de faire tomber le roi de son trône.
Les chevaliers les plus proches, le sourire aux lèvres mais le cachant bien, se
précipitèrent pour l’aider à se relever.
-Je sais que
plusieurs d’entre vous, mon bon Merlan n’étant pas des moindres, m’avaient mis
en garde contre cet ignoble parjure, notamment lorsque, il y a trente ans de
cela, il annexa purement et simplement notre voisin, le royaume des Cerisiers.
Je ne reviendrai pas là-dessus. Tout ce que je puis dire, c’est qu’à l’époque,
nous n’étions pas préparés à la guerre. A présent, nous le sommes davantage,
mais Holi Wood a considérablement accru ses forces. Il a passé de nouvelles
alliances avec les peuples de l’Est et avec les Gobelets et les Drôles, dont on
dit qu’il est devenu le seigneur. Il aurait même, m’a assuré Merlan, signé un
pacte avec le Diable en personne.
-Ben mince
alors ! s’exclama Javelot.
-Je ne vous
dis pas tout ça pour vous effrayer…
-Nous ne
connaissons pas la frayeur ! assura Bovin, ce que l’on n’aurait pas cru en
voyant le visage de certains chevaliers pâlir à l’énoncé du roi.
-Je n’en
attendais pas moins de vous, mes braves, mais je tenais à ce que la situation
vous soit clairement exposée.
Bovin prit à
nouveau la parole.
-Sire,
mettez-moi à la tête de votre armée, et nous verrons bien s’il est aussi fort
que cela.
Merlan prit un
air désolé, ce qu’il faisait très bien.
-Cela ne servirait
tout au plus qu’à retarder l’inévitable. Notre armée, pourtant puissante et
bien équipée, se ferait inexorablement mettre en pièces par les hordes sauvages
qui se massent à l’entrée de notre pays.
Nous prîmes
tous les mines consternées de circonstance, jusqu’à ce que Javelot
s’écrie :
-Nous ne
pouvons accepter de rester là les bras croisés ! Nous nous battrons,
jusqu’au dernier s’il le faut, mais jamais nous ne nous rendrons !
Chacun des
chevaliers présents éleva la voix pour se faire entendre, mais je ne suis pas
sûr que tous avaient la même chose à dire. Merlan les fit taire d’un geste
comme seuls savent le faire les enchanteurs.
-Certes, rien
ne semble pouvoir arrêter Holi Wood, dit-il. Ce qui ne veut pas dire que rien
ne l’arrêtera.
-Vous
connaissez donc un moyen ? demanda Sacrebleu.
Tous
attendirent la réponse du vieil homme. Elle vint.
-Oui !
Il fit une
nouvelle pause, sûr de son effet.
-J’ai consulté
les oracles ce matin, et ils sont formels : un seul d’entre vous suffira
pour faire basculer le destin du monde. Un seul aura la force nécessaire à
l’accomplissement de cette nouvelle quête contre le Mal. Un seul saura se
montrer digne de porter les couleurs de Dieu dans son combat contre le Diable.
Un seul d’entre vous sera le sauveur de l’humanité. Et cet homme, c’est…
Tous les
chevaliers levèrent la main comme un seul homme, trépignant et essayant de
crier plus fort que les autres.
-Moi !
Moi !
Merlan, encore
une fois, obtint le silence.
-Moi-même, je
ne le sais pas encore.
Il accompagna
pourtant ses paroles d’un sourire énigmatique.
-Comment le
savoir, alors ? demanda un petit chevalier près de moi.
-La Colline de
la Vérité, dit Merlan avec toute la solennité que l’évocation d’un tel lieu
demandait. Nous y aurons la révélation. Les oracles sont formels.
Puisque les
oracles étaient formels, personne n’eut rien à redire. Et c’est dans un
brouhaha indescriptible que nous nous rendîmes tous à la Colline de la Vérité.
Cette colline légendaire, lieu de plusieurs miracles plus ou moins avérés, mais
véritable objet de culte pour la plupart des habitants du royaume, se trouvait
au centre d’une vaste clairière, elle-même située au milieu exact de la forêt
domaniale.
Les gens
accouraient à notre passage, la nouvelle qu’un nouveau miracle allait s’y
produire s’étant répandue dans la ville comme une traînée de poudre. Personne
n’aurait voulu manquer ça. Les tavernes se vidèrent, les rues furent désertées,
les marchands laissèrent leurs étalages à la merci des voleurs, mais les
voleurs eux-même se trouvaient déjà à la colline, tous voulaient savoir qui
allait être l’élu qui les sauverait.
Chaque
chevalier était sûr d’être choisi, et tous se pavanaient et bombaient
avantageusement le torse, et chacun avait déjà préparé ses bagages en vue de
son prochain départ.
Au sommet de
la colline se trouvait l’autel sacré sur lequel Merlan s’adonnait parfois à
certains rites connus de lui seul, et dont on ne savait pas très bien si
lui-même en saisissait toute la portée. Je le revois encore grimper ce jour-là
les marches rendues plus grossières qu’elles ne l’étaient déjà par une longue
et lente érosion. Malgré son grand âge, son pas était alerte, quoiqu’il faillit
à deux reprises se prendre les pieds dans sa grande robe bleue. Arrivé à
l’autel, il prit une pose solennelle et toisa l’assemblée. Il tendit les bras
et fit bien remarquer à tous qu’il n’avait rien ni dans les mains, ni dans les
manches. Puis il fit apparaître un bouquet de fleurs au parfum délicat qu’il
jeta négligemment dans les bras d’une jeune fille au décolleté avantageux. Tout
le monde applaudit. Il montra alors sa main ouverte, la referma, prononça une
formule du genre abracadabra, et quand il ouvrit le poing, il tenait une grosse
pièce de dix écus. Chacun retint son souffle. Le rituel approchait de son
dénouement.
Sur la paroi
principale de l’autel, il y avait une petite fente grossièrement taillée.
Merlan y glissa la pièce avec respect, et nous l’entendîmes dégringoler dans le
vieux bloc de pierre. Il se fit un bruit sec, puis plus rien. La foule
attendait. Les cœurs se serraient, les fronts se couvraient de sueur, le
silence devenait angoissant.
-Eh bien quoi
encore ! s’écria Merlan.
Il donna un
bon coup de pied dans l’autel, et enfin le miracle s’accomplit. La liste
fastidieuse mais nécessaire des partenaires officiels des Interventions Divines
défila devant nous en lettres de feu, puis apparut l’être de lumière. C’était
un grand homme, jeune, aux traits fins et délicats, aux belles boucles blondes
qui lui tombaient sur les épaules en cascades dorés. Il flottait au dessus de
la colline, porté par deux ailes blanches et environné d’une lumière apaisante.
Des petits chérubins voletaient tout autour de lui, et chacun jouait d’un
instrument différent, et leur chant ravit toute l’assemblée. L’archange se posa
doucement sur l’autel et commença à nous sourire avec bienveillance, mais comme
il avait plu la veille, la pierre était encore glissante. Il se cassa la
figure. Les chérubins applaudirent en pouffant.
-Bon, ça va,
ça va, dit l’ange en se relevant. Marrez-vous. Mais vous rirez moins, tout à
l’heure, au débriefing, quand on reparlera de votre façon de jouer.
Vexés, les
chérubins disparurent sur une fausse note. L’ange épousseta sa robe et remit de
l’ordre dans ses cheveux. Merlan s’avança ver lui.
-Salut,
Gabriel, fit-il en lui serrant la main.
-Salut,
Merlan, mon vieil ami, répondit le messager divin.
La foule
considérait la scène avec attention. Le déroulement du rituel en déconcertait
plus d’un, mais après tout, un rituel est toujours quelque chose d’un peu
hermétique.
-Le messager
va parler ! annonça Merlan avec emphase.
Les chevaliers
s’avancèrent. Tout le monde fut suspendu aux lèvres de l’archange.
-Désigne nous
celui qui a été choisi pour aller combattre le Prince des ténèbres, dit Merlan.
-Oui,
s’écrièrent les chevaliers avec impatience. Nous t’écoutons.
L’archange
Gabriel toisa leur groupe avec grandeur. Il sortit alors ses lunettes et prit
un air sérieux. Une enveloppe lui surgit des mains et il la décacheta d’un coup
sec.
-Et le gagnant
est…
Un petit
chérubin revint juste à temps pour un roulement de tambour.
-…le Chevalier
sans nom !
Un silence de
mort s’abattit sur la forêt.
…
-Eh, mais
c’est moi ! m’écriai-je.
Un vent de
panique souffla alors sur toute l’assistance.
-Nous sommes
perdus !
-Autant en
finir tout de suite !
-C’est la fin
du monde !!
Les chevaliers
explosèrent.
-Mais c’est le
plus mauvais d’entre nous ! s’exclama Javelot.
-Il ne sait
même pas se servir de son épée ! ajouta Marmelade.
-Ca ne peut
pas être lui ! s’écrièrent-ils tous en chœur.
Le roi
s’avança et mit fin aux protestations.
-C’est ainsi,
les coupa-t-il. Telle est la volonté de Dieu.
Mais son
regard inquiet semblait indiquer qu’il avait de grands doutes sur la santé
mentale du créateur s’il était capable de prendre ce genre de décision.
-Bon, ben
c’est pas tout ça, dit l’archange. J’ai une partie en cours avec Michel, et il
n’aime pas trop attendre.
Il posa son
regard sur moi et me dit dans un sourire :
-Bonne chance,
chevalier. Sans doute nous reverrons-nous.
Il me fit un
clin d’œil, le vent secoua sa chevelure d’or, puis il disparut dans un éclat de
lumière aveuglante.
Le roi,
accompagné par Merlan et Bovin, vint à ma rencontre en se frayant tant bien que
mal un passage jusqu’à moi.
-Majesté,
m’inclinai-je.
-Venez avec
moi, chevalier, me dit-il. Dans mon bureau, nous serons plus tranquilles pour
discuter.
Autour de
nous, les gens couraient dans tous les sens en criant. Certains partirent
s’enfermer chez eux, d’autres creusaient leur tombe, d’autres encore vendaient
toutes leurs actions pour une bouchée de pain. Des vieux bonzes chinois
annonçaient la fin des temps, de sombre nuages obscurcissaient le ciel, une
concentration inhabituelle de vautours se massa au dessus de la ville tandis
que le directeur du cirque s’enfuyait avec la caisse et la femme du trapéziste.