samedi 28 avril 2012

Les aventures du Chevalier-Sans-Nom et de Gilbérald, son fidèle écuyer #2


Le soleil était déjà haut dans le ciel quand le roi convoqua tous ses chevaliers. Nous fûmes réunis dans la Grande Salle, pièce gigantesque aux vastes voûtes, aux imposants piliers, aux fenêtres immenses qui laissaient abondamment les rayons du soleil descendre en cascades de lumière sur les lourdes dalles faites d’authentiques écailles de dragon. Le roi, majestueusement assis sur son trône à roulette (suite à un accident de chasse malencontreux, le roi s’était vu privé de l’usage de ses jambes), était entouré des ses plus vaillants chevaliers. N’ayant pas encore eu l’occasion de prouver ma bravoure, je ne pouvais prétendre faire partie de ce cercle fermé, dont je ne peux m’empêcher de citer les plus renommés. Il y avait donc là Bovin, le plus âgé des chevaliers, presque aussi vieux que le roi, pour qui il avait accompli nombre d’exploits, gagné d’innombrables batailles, et aussi achevé une quête ou deux. A côté de lui se tenait Javelot, le plus impétueux des chevaliers, puis venaient Pairdechval, le plus jeune des chevaliers, Marmelade, le plus pur, Sacrebleu, le plus mystérieux, et Savon, le plus propre des chevaliers. A la droite du roi se trouvait, digne et la tête haute, courbé sous le poids vénérable des années, Merlan, le vieil enchanteur, qui avait toujours conseillé le roi, et dont l’existence semblait remonter à la nuit des temps.
Le roi toussa un peu pour réclamer le silence.
-Mes braves chevaliers, dit-il, je n’irai pas par quatre chemins : l’heure est grave.
Un murmure monta de la salle, vite étouffé par le regard sévère de Merlan.
-Holi Wood, cet odieux tyran avec qui nous avions pourtant signé un pacte de non agression, vient de lancer ses terribles armées à l’assaut du royaume. Nous venons d’apprendre que la forteresse de l’Ouest est tombée, et la situation au Nord n’est guère enviable.
L’assemblée s’agita. Le roi toussa à nouveau pour faire revenir le calme, mais il fut pris d’une violente quinte. Bovin lui donna alors de légères tapes dans le dos, ce qui eut pour effet de calmer la quinte et de faire tomber le roi de son trône. Les chevaliers les plus proches, le sourire aux lèvres mais le cachant bien, se précipitèrent pour l’aider à se relever.
-Je sais que plusieurs d’entre vous, mon bon Merlan n’étant pas des moindres, m’avaient mis en garde contre cet ignoble parjure, notamment lorsque, il y a trente ans de cela, il annexa purement et simplement notre voisin, le royaume des Cerisiers. Je ne reviendrai pas là-dessus. Tout ce que je puis dire, c’est qu’à l’époque, nous n’étions pas préparés à la guerre. A présent, nous le sommes davantage, mais Holi Wood a considérablement accru ses forces. Il a passé de nouvelles alliances avec les peuples de l’Est et avec les Gobelets et les Drôles, dont on dit qu’il est devenu le seigneur. Il aurait même, m’a assuré Merlan, signé un pacte avec le Diable en personne.
-Ben mince alors ! s’exclama Javelot.
-Je ne vous dis pas tout ça pour vous effrayer…
-Nous ne connaissons pas la frayeur ! assura Bovin, ce que l’on n’aurait pas cru en voyant le visage de certains chevaliers pâlir à l’énoncé du roi.
-Je n’en attendais pas moins de vous, mes braves, mais je tenais à ce que la situation vous soit clairement exposée.
Bovin prit à nouveau la parole.
-Sire, mettez-moi à la tête de votre armée, et nous verrons bien s’il est aussi fort que cela.
Merlan prit un air désolé, ce qu’il faisait très bien.
-Cela ne servirait tout au plus qu’à retarder l’inévitable. Notre armée, pourtant puissante et bien équipée, se ferait inexorablement mettre en pièces par les hordes sauvages qui se massent à l’entrée de notre pays.
Nous prîmes tous les mines consternées de circonstance, jusqu’à ce que Javelot s’écrie :
-Nous ne pouvons accepter de rester là les bras croisés ! Nous nous battrons, jusqu’au dernier s’il le faut, mais jamais nous ne nous rendrons !
Chacun des chevaliers présents éleva la voix pour se faire entendre, mais je ne suis pas sûr que tous avaient la même chose à dire. Merlan les fit taire d’un geste comme seuls savent le faire les enchanteurs.
-Certes, rien ne semble pouvoir arrêter Holi Wood, dit-il. Ce qui ne veut pas dire que rien ne l’arrêtera.
-Vous connaissez donc un moyen ? demanda Sacrebleu.
Tous attendirent la réponse du vieil homme. Elle vint.
-Oui !
Il fit une nouvelle pause, sûr de son effet.
-J’ai consulté les oracles ce matin, et ils sont formels : un seul d’entre vous suffira pour faire basculer le destin du monde. Un seul aura la force nécessaire à l’accomplissement de cette nouvelle quête contre le Mal. Un seul saura se montrer digne de porter les couleurs de Dieu dans son combat contre le Diable. Un seul d’entre vous sera le sauveur de l’humanité. Et cet homme, c’est…
Tous les chevaliers levèrent la main comme un seul homme, trépignant et essayant de crier plus fort que les autres.
-Moi ! Moi !
Merlan, encore une fois, obtint le silence.
-Moi-même, je ne le sais pas encore.
Il accompagna pourtant ses paroles d’un sourire énigmatique.
-Comment le savoir, alors ? demanda un petit chevalier près de moi.
-La Colline de la Vérité, dit Merlan avec toute la solennité que l’évocation d’un tel lieu demandait. Nous y aurons la révélation. Les oracles sont formels.
Puisque les oracles étaient formels, personne n’eut rien à redire. Et c’est dans un brouhaha indescriptible que nous nous rendîmes tous à la Colline de la Vérité. Cette colline légendaire, lieu de plusieurs miracles plus ou moins avérés, mais véritable objet de culte pour la plupart des habitants du royaume, se trouvait au centre d’une vaste clairière, elle-même située au milieu exact de la forêt domaniale.
Les gens accouraient à notre passage, la nouvelle qu’un nouveau miracle allait s’y produire s’étant répandue dans la ville comme une traînée de poudre. Personne n’aurait voulu manquer ça. Les tavernes se vidèrent, les rues furent désertées, les marchands laissèrent leurs étalages à la merci des voleurs, mais les voleurs eux-même se trouvaient déjà à la colline, tous voulaient savoir qui allait être l’élu qui les sauverait.
Chaque chevalier était sûr d’être choisi, et tous se pavanaient et bombaient avantageusement le torse, et chacun avait déjà préparé ses bagages en vue de son prochain départ.
Au sommet de la colline se trouvait l’autel sacré sur lequel Merlan s’adonnait parfois à certains rites connus de lui seul, et dont on ne savait pas très bien si lui-même en saisissait toute la portée. Je le revois encore grimper ce jour-là les marches rendues plus grossières qu’elles ne l’étaient déjà par une longue et lente érosion. Malgré son grand âge, son pas était alerte, quoiqu’il faillit à deux reprises se prendre les pieds dans sa grande robe bleue. Arrivé à l’autel, il prit une pose solennelle et toisa l’assemblée. Il tendit les bras et fit bien remarquer à tous qu’il n’avait rien ni dans les mains, ni dans les manches. Puis il fit apparaître un bouquet de fleurs au parfum délicat qu’il jeta négligemment dans les bras d’une jeune fille au décolleté avantageux. Tout le monde applaudit. Il montra alors sa main ouverte, la referma, prononça une formule du genre abracadabra, et quand il ouvrit le poing, il tenait une grosse pièce de dix écus. Chacun retint son souffle. Le rituel approchait de son dénouement.
Sur la paroi principale de l’autel, il y avait une petite fente grossièrement taillée. Merlan y glissa la pièce avec respect, et nous l’entendîmes dégringoler dans le vieux bloc de pierre. Il se fit un bruit sec, puis plus rien. La foule attendait. Les cœurs se serraient, les fronts se couvraient de sueur, le silence devenait angoissant.
-Eh bien quoi encore ! s’écria Merlan.
Il donna un bon coup de pied dans l’autel, et enfin le miracle s’accomplit. La liste fastidieuse mais nécessaire des partenaires officiels des Interventions Divines défila devant nous en lettres de feu, puis apparut l’être de lumière. C’était un grand homme, jeune, aux traits fins et délicats, aux belles boucles blondes qui lui tombaient sur les épaules en cascades dorés. Il flottait au dessus de la colline, porté par deux ailes blanches et environné d’une lumière apaisante. Des petits chérubins voletaient tout autour de lui, et chacun jouait d’un instrument différent, et leur chant ravit toute l’assemblée. L’archange se posa doucement sur l’autel et commença à nous sourire avec bienveillance, mais comme il avait plu la veille, la pierre était encore glissante. Il se cassa la figure. Les chérubins applaudirent en pouffant.
-Bon, ça va, ça va, dit l’ange en se relevant. Marrez-vous. Mais vous rirez moins, tout à l’heure, au débriefing, quand on reparlera de votre façon de jouer.
Vexés, les chérubins disparurent sur une fausse note. L’ange épousseta sa robe et remit de l’ordre dans ses cheveux. Merlan s’avança ver lui.
-Salut, Gabriel, fit-il en lui serrant la main.
-Salut, Merlan, mon vieil ami, répondit le messager divin.
La foule considérait la scène avec attention. Le déroulement du rituel en déconcertait plus d’un, mais après tout, un rituel est toujours quelque chose d’un peu hermétique.
-Le messager va parler ! annonça Merlan avec emphase.
Les chevaliers s’avancèrent. Tout le monde fut suspendu aux lèvres de l’archange.
-Désigne nous celui qui a été choisi pour aller combattre le Prince des ténèbres, dit Merlan.
-Oui, s’écrièrent les chevaliers avec impatience. Nous t’écoutons.
L’archange Gabriel toisa leur groupe avec grandeur. Il sortit alors ses lunettes et prit un air sérieux. Une enveloppe lui surgit des mains et il la décacheta d’un coup sec.
-Et le gagnant est…
Un petit chérubin revint juste à temps pour un roulement de tambour.
-…le Chevalier sans nom !
Un silence de mort s’abattit sur la forêt.
-Eh, mais c’est moi ! m’écriai-je.
Un vent de panique souffla alors sur toute l’assistance.
-Nous sommes perdus !
-Autant en finir tout de suite !
-C’est la fin du monde !!
Les chevaliers explosèrent.
-Mais c’est le plus mauvais d’entre nous ! s’exclama Javelot.
-Il ne sait même pas se servir de son épée ! ajouta Marmelade.
-Ca ne peut pas être lui ! s’écrièrent-ils tous en chœur.
Le roi s’avança et mit fin aux protestations.
-C’est ainsi, les coupa-t-il. Telle est la volonté de Dieu.
Mais son regard inquiet semblait indiquer qu’il avait de grands doutes sur la santé mentale du créateur s’il était capable de prendre ce genre de décision.
-Bon, ben c’est pas tout ça, dit l’archange. J’ai une partie en cours avec Michel, et il n’aime pas trop attendre.
Il posa son regard sur moi et me dit dans un sourire :
-Bonne chance, chevalier. Sans doute nous reverrons-nous.
Il me fit un clin d’œil, le vent secoua sa chevelure d’or, puis il disparut dans un éclat de lumière aveuglante.
Le roi, accompagné par Merlan et Bovin, vint à ma rencontre en se frayant tant bien que mal un passage jusqu’à moi.
-Majesté, m’inclinai-je.
-Venez avec moi, chevalier, me dit-il. Dans mon bureau, nous serons plus tranquilles pour discuter.
Autour de nous, les gens couraient dans tous les sens en criant. Certains partirent s’enfermer chez eux, d’autres creusaient leur tombe, d’autres encore vendaient toutes leurs actions pour une bouchée de pain. Des vieux bonzes chinois annonçaient la fin des temps, de sombre nuages obscurcissaient le ciel, une concentration inhabituelle de vautours se massa au dessus de la ville tandis que le directeur du cirque s’enfuyait avec la caisse et la femme du trapéziste.

dimanche 8 avril 2012

Les aventures du Chevalier-Sans-Nom et de Gilbérald, son fidèle écuyer #1


Le temps est impitoyable avec les hommes, et il ne fait pas exception pour moi. Me voici, je le sens, au terme d’une vie faite d’aventures et d’exploits, chantée maintes fois par les bardes et les poètes. Il me faudra bientôt rejoindre mes amis déjà rassemblés pour le grand banquet de l’éternité. Je n’ai pas peur. A l’aube de ma mort, je ne sais toujours pas ce que ce sentiment veut dire. Mon existence fut bien remplie, suffisamment en tout cas pour que je n’ai pas à redouter ma fin prochaine, que j’envisage sans regrets ni tristesse.
Mais laissez-moi me présenter : pendant longtemps, on me connut comme le Chevalier-Sans-Nom. A l’époque où j’ai décidé de faire commencer mon récit, je ne savais rien de mes origines. Je ne me rappelais d’aucun détail de ma vie avant mes huit ans, âge où je fus recueilli par le duc de Foisdeuquatre, sujet parmi les plus prestigieux du royaume, qui fut comme un père pour moi, et dont la fille, la douce et chaste Rose, fut comme une sœur, et dont le valet de chambre, Jules, fut comme un valet de chambre, et dont le chien, le bien nommé Médor, fut comme un chien.
Pour une obscure raison, une antique tradition interdisait aux ducs du royaume de recueillir des orphelins. Depuis longtemps, cette tradition n’était plus respectée, mais il en restait tout de même quelques traces. Ainsi je ne pus jamais prendre le nom de mon illustre tuteur. Il m’éleva pourtant comme il l’aurait fait de son fils, et il me fit rentrer très vite dans la plus grande école de chevalerie du pays, l’HEC (Haute Ecole de Chevalerie), où je ne tardai pas à me faire une réputation : j’avais en effet développé l’étrange faculté de parler aux arbres. Il était ennuyeux, disait-on, que jamais un seul ne me répondit, mais ce n’était là que remarques amères des jaloux et des aigris, et je fus vite entouré d’amis fidèles comme Joyeudrille, impressionnés, à la limite de l’idolâtrie, par mon incroyable talent.
Le lecteur ne s’étonnera pas en apprenant que je fus très vite nommé chevalier, au cours d’une cérémonie dont je ne peux évoquer le souvenir sans ressentir encore une douce émotion. Mais même alors, fidèle à la ligne de conduite qu’il avait adoptée jusque là, le duc ne voulut m’éclairer sur mon passé. Quand je lui demandais des détails, il se contentait de vagues grognements ou feignait d’être intéressé par le compte-rendu que lui faisait son barde personnel du dernier épisode d’ « Amour, Gloire et Chat botté », alors que nul n’ignorait qu’il avait une sainte horreur de ce feuilleton, qu’il considérait comme l’un des signes avant-coureur du déclin de notre civilisation.
Le nom de Chevalier-Sans-Nom, sans en être un, fut difficile à porter, mais je m’en suis accommodé malgré tout, y trouvant même un certain parfum de mystère qui n’était pas pour me déplaire. Si j’avais su à l’époque combien illustre et loué il deviendrait, je pense que j’en aurais fait une marque déposée pour éviter qu’il ne fût galvaudé comme il l’a si souvent été depuis. C’est d’ailleurs pour réparer nombres d’injustices qui m’ont été faites par des poètes mal renseignés ou pire, en quête de sensationnel, que je me propose par le présent recueil de rétablir une certaine vérité historique.
A cette époque, le royaume des Orangers vivait paisiblement, et notre roi était juste et bon. Le peuple l’aimait, et tous lui rendaient grâce d’avoir su préserver la paix et l’harmonie, et d’avoir même su convaincre une grande puissance étrangère d’implanter près de la capitale un immense parc d’attractions qui attirait chaque année jusqu’à des dizaines de touristes, ce qui était toujours bon à prendre. Bref, le pays prospérait, et rien ne semblait devoir changer le cours des choses. C’est alors que commença mon aventure.

Et voici venir le Chevalier-Sans-Nom!


dimanche 1 avril 2012

Chaude journée


Il y avait un grand soleil, ce jour-là. Il faisait trop chaud, même.
Toute la ville était plongée dans une sorte de torpeur en guimauve blanche. Ca rendait les sorties désagréables, parce que c’était tout collant. Alors les gens ne sortaient pas.
-C’est mauvais pour les affaires, un temps pareil !
Le patron regardait par la vitrine de son bar du coin de la rue. Il voyait l’évaporation qui emmenait des choses invisibles.
-De quoi tu te plains, je commence à lui dire. La semaine dernière, il pleuvait trop !
-C’est vrai qu’il pleuvait trop…
 Une pluie coupante, plutôt dangereuse. On ne pouvait pas se promener sans son parapluie en fer, ou alors on se retrouvait le soir avec plein de petits bouts de pluie dans la peau, à enlever à la pince à épiler.
J’observai mon verre. Il s’était vidé sans que je m’en aperçoive. Une bonne bière bien fraîche ! J’étais un peu triste, je ne l’avais pas vue partir.
-Où est passée ma bière ?
-Je t’en ressers une autre…
Mais c’était des paroles en l’air, qui allèrent directement se coller au plafond, qui était déjà noir de mots.
J’avalai ma salive. Il ne m’en restait plus beaucoup : mes glandes parotides et sous-maxillaires étant asséchées, je ne pouvais guère plus compter que sur la sublinguale.
-Il ne se passe pas grand-chose, aujourd’hui, soupirai-je.
-Non.
En fait ce n’était pas tout à fait vrai, il s’était passé énormément de choses ce jour-là : une guerre avait pris fin, une autre avait commencé, la nuit était tombée de l’autre côté de la planète et un enfant sauvage avait été trouvé au fin fond de la jungle par un explorateur anglais.
Et une jeune fille venait d’entrer dans le bar.
Elle était jolie. Les boucles blondes de ses cheveux venaient lui caresser les épaules qui retenaient comme elles pouvaient les fines bretelles de sa robe à carreaux bleus. 

-Ah, fit le patron. Une demoiselle ! C’est plutôt rare…
-Pas étonnant, répliquai-je. Quand on voit l’état du bouge.. 
Il me jeta un œil désobligeant que j’esquivai assez facilement, car il avait été envoyé sans grande conviction.
La jeune fille cherchait une table propre, tâche d’autant plus malaisée qu’elles étaient toutes recouvertes de mouches mortes. Le patron alla en secouer une dehors, passa un coup de torchon dessus et invita la demoiselle à s’asseoir, ce qui l’obligea à débarrasser la chaise du rat qui l’occupait jusque là.
-Merci, dit-elle.
Sa voix était douce et mélodieuse. L’inverse eut été dommage.
-Qu’est-ce que je lui sers, à la petite demoiselle ? demanda le patron.
La petite demoiselle se retourna, puis elle comprit que c’était à elle que la question était adressée.
-Une grande orangeade bien fraîche !
Le patron prit un air désolé qui traînait par terre, le secoua un peu pour faire tomber la poussière, et le mit sur sa tête, mais à l’envers, ce qui lui fit un visage idiot.
-Je n’ai plus d’orangeade, ma petite demoiselle ! Depuis que le livreur d’orangeade est mort dans ma cave, on n’en sert plus…
Je me glissai dans la conversation avec satisfaction.
-D’ailleurs, ils ne sont jamais venu récupérer le corps ! Si vous voulez, je peux vous le montrer, ça vaut le détour !
La jeune fille m’offrit son plus beau sourire. Je crois que ma proposition la touchait plus que je n’avais espéré.
-Ce n’est pas la peine, j’en ai un chez moi !
-Un livreur d’orangeade mort?
-Celui-là venait livrer de la citronnade, de l’anisade, de la cavalcade et même de la débandade, ce qui n’était tout de même pas très convenable… Mais il est mort, et bien mort, je peux vous l’affirmer !
-Comment est-ce arrivé ?
-Il a raté une marche…
-Ca lui a brisé le cou ?
-Non, il s’est relevé indemne, alors ça a énervé mon escalier qui lui a donné un bon coup de rampe dans l’estomac !
-Hémorragie interne ?
-Non, il s’est relevé indemne, et puis il est reparti…
Je trouvais l’histoire passionnante, car elle mettait tous les accents de la vérité à la raconter.
-Et puis il est revenu chercher sa casquette, il m’a regardé comme s’il ne m’avait pas encore remarquée, et il est tombé à nouveau, mais amoureux cette fois-là. Et ça l’a tué net !
Je trouvai un bout de salive coincé sous ma langue, et je l’avalai avec peine.
Elle posa sur moi des yeux innocents, qu’elle avait dû emprunter pour l’occasion.
-Tous les hommes qui tombent amoureux de moi meurent sur le coup…
-Alors je vais me retenir !
Mais il était déjà trop tard. Je me sentis basculer en arrière, et la dernière chose que je vis fut sa petite robe à carreaux bleus qui virevoltait autour d’elle comme elle s’en allait boire une orangeade ailleurs.